Victor Kapler était le fils d’Abram, Sana Kapler et de
son épouse Khaia, Dora Seneerson émigrés juifs
de la Pologne russe. Abram Kapler militait au Parti communiste et
s’occupait d’une bibliothèque de quartier dans
les locaux d’une cellule parisienne. Victor Kapler soutint sa
thèse de médecine le 3 décembre 1937 à
Paris où il avait fait ses études. Alors qu’il
terminait ses études de médecine, Victor Kapler, militant
communiste vint s’installer vers 1937-1938 à Saillagouse,
chef-lieu de canton de la Cerdagne française. Comme le laissent
entrevoir des témoignages concordants, notamment celui de Pierre
Soubielle, c’était un « homme de l’ombre
», dépêché par les PC et l’IC dans
les Pyrénées, près de la frontière franco-espagnole,
afin d’observer de près la guerre civile et son évolution.
De juillet 1936 à avril 1937, la ville de Puigcerdà,
en Cerdagne espagnole, était du fait de sa proximité
immédiate de la frontière l’objet de toutes les
attentions : en effet, elle fut prise en main par des activistes de
la FAI ; les événements parfois tragiques qui s’y
produisirent et l’expérience libertaire qui y fut tentée
étaient l’objet de la curiosité des reporters
de la presse internationale. Chargé de superviser et de faire
fonctionner des filières clandestines de passages de volontaires
des Brigades internationales, Kapler était en contact en France
avec des militants communistes locaux comme Raymond Gaillarde*, de
Llo, village proche de Saillagouse et, en Espagne, avec des cadres
du PSUC, comme Josep Mas i Tió* de Ripoll. Si nous connaissons
mal les détails de ce travail clandestin, nous savons par ailleurs
que Victor Kapler déploya aussi une activité politique
publique, s’inscrivant dans la dynamique unitaire du Front populaire,
participant aux activités d’un PC qui, en Cerdagne, était
embryonnaire et ne recrutait que parmi les cheminots et les fonctionnaires
des douanes.
Avant et après la Seconde Guerre mondiale, Victor Kapler exerça
la médecine générale. Son cabinet était
à Saillagouse et il avait des patients dans toutes les communes
de Cerdagne. Praticien dévoué, il n’a laissé
que d’excellents souvenirs. Au service des habitants, il fut
un sérieux concurrent pour le docteur Maurice Clerc, de Bourg-Madame,
fils d’un autre médecin de Saillagouse, Georges Clerc,
conseiller général de la droite modérée,
mais de plus en plus « radicalisé » à la
droite extrême au fur et à mesure que se déroulait
la Guerre civile espagnole (nommé par Vichy au conseil départemental
qui remplaça le conseil général). Maurice Clerc
n’hésitait pas à professer ouvertement son antisémitisme,
tout particulièrement en faisant allusion à Kapler ;
en janvier 1943 il refusa de signer le permis d’inhumer pour
le frère de ce dernier, Léon, né à Paris
le 30 mars 1913, retrouvé mort à Porté-Puymorens,
selon toute vraisemblance assassiné. Mais les électeurs
ruraux, en majorité d’opinions modérées
qui avaient élu le père du docteur Clerc appréciaient
le sens du contact de Victor Kapler et sa générosité.
« Gentil, modeste et compétent », il n’était
pas « sectaire », effectuant des accouchements avec les
infirmières religieuses d’Angoustrine.
Mobilisé en 1939, Victor Kapler était de retour en Cerdagne
en 1940. Il s’engagea bientôt dans la Résistance.
Mais, le PC était totalement désarticulé en Cerdagne.
D’ailleurs, nous ignorons comment Kapler réagit dans
les mois qui suivirent le pacte germanosoviétique. Peut-être
eut-il un moment de doute que renforcèrent les contacts qu’il
eut inévitablement avec un militant communiste qui avait rompu
avec le parti, Vital Gayman* replié à Font-Romeu (Pyrénées-Orientales,
Cerdagne) où son épouse était pharmacienne. En
effet, les activités clandestines de Kapler et de Gayman s’effectuèrent
dans la même mouvance non communiste, celle des réseaux
de passage vers l’Espagne toute proche, fort nombreux en Cerdagne,
lieu névralgique de la « guerre secrète »
(1940-1944) dans les Pyrénées. Inscrit dès 1941
sur une liste des suspects de l’arrondissement de Prades, sa
position devint bientôt précaire du fait de sa judéité
et ses antécédents politiques. Il fut contraint de se
cacher, avant même novembre 1942. Victor Kapler, fut non seulement
un homme des réseaux particulièrement actifs dans cette
guerre secrète des Pyrénées, mais il fut aussi,
localement, l’âme de l’un d’entre eux, «
Akak », lié à l’OSS, services secret étatsuniens,
(Voir aussi Cayrol Antoine, Malet Gaudérique). Il fit passer
en Espagne des aviateurs des forces alliées, des résistants
français désireux de gagner Londres puis Alger, des
Juifs traqués en partance pour le Nouveau Monde. Un document
non daté (1941 ?) nous apprend que, en application de la loi
du 16 juillet 1940, il obtint l’une des sept « autorisations
provisoires d’exercer la médecine » dans les Pyrénées-Orientales
(sur 185 médecins inscrits à l’ordre). Après
l’occupation de la zone sud par les Allemands, sa situation
devint encore plus précaire. Un ancien gendarme, Puig, le cacha
à Saillagouse. La police allemande qui soupçonnait qu’il
était planqué à Latour-de-Carol, chez les Jobé,
perquisitionnèrent en vain cette maison. Il se cacha ensuite
dans un refuge pastoral de montagne aux confins du Capcir et du Conflent.
Ce fut le guerrillero Josep Mas i Tió* dont le groupe travaillait
de concert avec les réseaux français présents
en Cerdagne et en Capcir (« Akak » en particulier) qui
prit en charge Victor Kapler. Ce fut Josep Mas i Mas, fils de Josep
Mas i Tió qui, dans le premier semestre 1943, le fit passer
en Espagne avec sa femme et trois autres Juifs. Capitaine médecin
dans l’armée de De Lattre de Tassigny, il participa aux
combats d’Italie puis au débarquement de Provence et,
enfin, à la campagne contre les forces du Reich, en France
et en Allemagne.
Comme il tardait à être démobilisé, les
conseils municipaux du canton de Saillagouse votèrent des délibérations
identiques demandant son prompt retour en Cerdagne, ainsi celle des
édiles de La-tour-de-Carol, votée le 18 juin 1945 :
« (…) Aujourd’hui, sa présence est nécessaire
en Cerdagne où ses vertus professionnelles, son dévouement
inlassable l’avaient fait vivement apprécier ».
Cet extrait montre l’immense popularité qu’il avait
su acquérir en peu d’années. Fin 1945 ou début
1946, démobilisé, il reprit depuis Saillagouse, ses
consultations médicales en Cerdagne, toujours au service des
populations. Il s’investit à nouveau dans la politique,
militant activement dans les rangs d’un PCF qui en Cerdagne,
et singulièrement à Saillagouse, s’était
renforcé par rapport aux années précédant
la Seconde Guerre mondiale. Il fut l’un des animateurs de la
cellule locale de sa commune de résidence. Il resta en Cerdagne,
au moins jusqu’en 1954 puis s’installa à Paris.
En 1962, son cabinet était situé dans le 14e arrondissement,
121 rue du Château. Il exerça sa profession jusqu’en
1982. Retraité à Paris, il alla s’installer en
1999 à Saint-Denis-de-la-Réunion où son fils
aîné avait ouvert un cabinet de médecine générale.
Entre temps, à une date que les parents ou amis interrogés
ne peuvent situer, il avait quitté le PCF. Il s’inquiéta
en 1962 du sort de son frère Léon qui semble aussi avoir
exercé la médecine puisque certains témoignages,
qui demeurent à confirmer, disent qu’il termina sa carrière
comme médecin de la mine de fer du Puymorens (Pyrénées-Orientales).
Fugitif, il chercha, dès 1942, une planque en Cerdagne, comptant
peut-être sur le réseau de son frère pour passer
en Espagne. Le groupe de Josep Mas* le cacha d’abord au barrage
des Bouillouses. Il gagna ensuite la mine de Puymorens (commune de
Porté, Pyrénées-Orientales), un lieu sûr
où travaillaient beaucoup d’Espagnols réfugiés
regroupés là dans le cadre des GTE. Sa mort, tragique,
dans la neige, pose problème car les témoignages divergent
: mourut-il de froid ou fut-il abattu d’un coup de feu, alors
qu’il se rapprochait du village de Porté ? Nous avons
vu que le docteur Clerc, appelé par le maire de Porté
à constater le décès, tergiversa. Pour Victor
Kapler, le doute demeurait quant aux circonstances exactes de cette
mort. Sans doute était-il au courant de ce qui se racontait
d’où sa décision d’adresser en juin 1962
une lettre à la mairie de Porté dont nous ignorons le
contenu de la réponse envoyée le 15 juillet 1962. Victor
Kapler et son épouse maintinrent des liens d’amitié
avec Antoine Cayrol à qui ils rendirent visite à Saillagouse,
jusqu’au début des années 1990. Sa femme, Lucienne
Thénard, d’origine lorraine, née le 23 janvier
1917 à Thiais (Seine, aujourd’hui Val-de-Marne), militante
comme lui, fut institutrice auxiliaire. À compter du 1er octobre
1939, elle assura un intérim à Err où elle remplaça
le socialiste Pierre Saury* (ou sa femme) qui, au printemps, avait
quitté l’enseignement pour la police et un nouveau destin.
S’il semble qu’elle accompagna son mari en Espagne en
1943, elle revint à Saillagouse car, en août 1944, membre
du comité local de Libération de la commune elle fut
nommée conseiller municipal. Elle exerça ces fonctions
jusqu’au renouvellement général des conseil municipaux
d’avril-mai 1945. Tant qu’elle résida en Cerdagne,
elle fut une active militante du PCF. Ils s’étaient mariés
le 19 octobre 1937 à la mairie du XIIIe arrondissement de Paris.
Ils eurent deux enfants : Jean, Léon Kapler, né à
Perpignan (Pyrénées-Orientales) le 4 octobre 1948, est
(2011), médecin généraliste à Saint-Denis
de la Réunion ; Georges, René, Joseph Kapler, né
le 25 novembre 1952 à Perpignan (Pyrénées-Orientales)
travaille (2011) dans la production cinématographique.
SOURCES
: Arch. dép. Pyrénées-Orientales, 31 W 137, suspects
fichés (1940-1944) ; 39 W 66, ordre des médecins, 1940-1944.
Arch. dép. Pyrénées-Orientales, 2 M 264, listes
électorales de Saillagouse, 1939 ; 1 T 69, mouvement des instituteurs,
octobre 1939. Arch. com. Saillagouse, registre des délibérations
; Arch. com. Porté-Puymorens, lettre de Victor Kapler au maire
de la commune (Paris, 30 juin 1962), dans le registre des délibérations.
— Arch. com. Latour-de-Carol, registre des délibérations.
André Balent, « Dans le sillage de René Bousquet
et de François Mitterrand : la carrière de Pierre Saury
(1906-1973) », Bulletin de la Société agricole,
scientifique et littéraire des Pyrénées-Orientales,
vol. CV, Perpignan 1997, p. 217-272 [p. 231]. — André
Balent, « Del Ripollès a la Cerdanya, guerres i revolució
: Josep Mas i Tió », Annals del Centre d’estudis
comarcals del Ripollès, Ripoll, 2005, p. 81-98 et 98a-98f [p.
90 et note 49]. — André Balent, « Victor Kapler,
« médecin des pauvres » en Cerdagne, des années
1930 aux années 1950 », Records de l’Aravó,
4, Latour-de- Carol, 2007, p. 11-12. — André Balent,
« Les réseaux clandestins d’aide à l’Espagne
républicaine en Catalogne du Nord, passage de volontaires et
d’armes (1936-1939) », dans André Balent &
Nicolas Marty (coord.), Catalans du Nord et Languedociens et l’aide
à la république espagnole (1936-1946), Perpignan, Presses
universitaires de Perpignan et Direction de la Culture de la Ville
de Perpignan, 2009, pp. 37-51. — Georgette Barnole, «
Le docteur Victor Kapler », Records de l’Aravó,
op. cit., p. 13. — Ramon Gual & Jean Larrieu, « Vichy,
l’occupation nazie et la résistance catalane »,
t. II b, Terra Nostra, n° 93-96, Prades, 1998, p. 473,
p. 592. Le Travailleur Catalan, Perpignan. Entretiens avec
: M. Barnole, originaire de Porté-Puymorens et de son épouse,
originaire de Latour-de-Carol (Latour-de-Carol, mars et avril 1997,
5 novembre 2007), de Pierre Soubielle, fils de Sébastien Soubielle
militant SFIO, puis pivertiste et, enfin communiste, de Fontrabiouse-Espousouille,
en Capcir (Caldégas, 22 février 1999) ; Josep Mas i
Mas, fils et compagnon de maquis de Josep Mas i Tió (Sant Pere
de Torelló, 21 août 2004). — Entretien téléphonique
avec Jean Kapler, médecin à Saint-Denis-de-la-Réunion,
22 avril 2011. — Courriers électroniques de Jean Kapler,
23 et 25 avril 2011. Nombreux témoignages informels.
André
BALENT